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La convivialité, par Ivan Illich

Paru en 1973 aux Éditions du Seuil dans la collection Points, ISBN 978-2-7578-4211-9.

«Dénonçant la servitude née du productivisme, le gigantisme des outils, le culte de la croissance et de la réussite matérielle, Ivan Illich oppose à la « menace d’une apocalypse technocratique » la « vision d’une société conviviale ». Ce n’est que par la redécouverte de l’espace du bien-vivre et de la sobriété qu’Illich appelait la convivialité, que les sociétés s’humaniseront.»

Couverture du livre La convivialité par Ivan Illich

Citations

Page 29

«J'entends établir qu'à partir de maintenant, il nous faut assurer collectivement la défense de notre vie et de notre travail contre les instruments et les institutions qui menancent ou méconnaissent le droit des personnes à utiliser leur énergie de façon créative.»


Page 30

«Les institutions politiques elles-mêmes fonctionnent comme des mécanismes de pression et de répression qui dressent le citoyen et redressent le déviant pour les rendre conformes aux objectifs de production. Le Droit est subordonné au bien de l'institution.»


Page 34

«Nos rêves sont standardisés, notre imagination industrialisée, notre fantaisie programmée. Nous ne sommes capables de concevoir que des systèmes hyper-outillés d'habitudes sociales, adaptés à la logique de masse. Nous avons quasiment perdu le pouvoir de rêver un monde où la parole soit prise et partagée, où personne ne puisse limiter la créativité d'autrui, où chacun puisse changer la vie.»


Page 37

«Il n'y a qu'une façon de liquider les dirigeants, c'est de briser la machinerie qui les rend nécessaire — et par là-même la demande massive qui assure leur empire.»


Page 72, 73

«Il devient de plus en plus nécessaire de manipuler l'homme pour vaincre la résistance de son équilibre vital à la dynamique industrielle; et cela prend la forme des multiples thérapies pédagogique, médicale, administrative. L'éducation produit des consommateurs compétitifs; la médecine les maintient en vie dans l'environnement outillé qui leur est désormais indispensable; et la bureaucratie reflète la nécessité que le corps social exerce son contrôle sur les individus appliqués à un travail insensé.»


Page 81

«Aussi longtemps que les gens acceptent la définition de la réalité que leur donne le maître, les autodidactes sont officiellement étiquetés comme “non-éduqués"».


Page 82

«Il y a monopole radical lorsque l'outil programmé évince le pouvoir-faire de l'individu. Cette domination de l'outil instaure la consommation obligatoire et dès lors restreint l'autonomie de la personne. C'est là un type particulier de contrôle social, renforcé par la consommation obligatoire d'une production de masse que seules les grosses industries peuvent assurer.»


Page 90, 91

«L'éducation, c'est la préparation programmée à la “vie active” moyennant l'ingurgitation d'instructions massives et standardisées produites par l'école. Mais l'éducation, c'est aussi le branchement continu sur le flux d'informations médiatisées (informations sur ce qui se passe), c'est le “message” de chaque bien manufacturé.»


Page 92

«Considérer l'éducation comme moyen de production ou comme produit de luxe revient au même dès lors qu'on en redemande.»


Page 94, 95

«Qu'apprend-on à l'école? On apprend que plus on y passe d'heures, plus on vaut cher sur le marché. On apprend à valoriser la consommation échelonnée de programmes. On apprend que tout ce que produit une institution dominante vaut et coûte cher, même ce qui ne se voit pas, comme l'éducation ou la santé. On apprend à valoriser l'avancement hiérarchique, la soumission et la passivité, et même la déviance-type que le maître interprétera comme symptôme de créativité. On apprend à briguer sans indiscipline les faveurs du bureaucrate qui préside aux scéances quotidiennes, à l'école le professeur, à l'usine le patron. On apprend à se définir comme détenteur d'un stock de savoir dans la spécialité où l'on a investi du temps. On apprend, enfin, à accepter dans broncher sa place dans la société, à savoir la classe et la carrière précises qui correspondent respectivement au niveau et au champ de spécialisation scolaire.»

[…]

«C'est la croissance industrielle elle-même qui conduit l'éducation à exercer le contrôle social indispensable à un usage efficient des produits.»


Page 101, 102

«Les intoxiqués de l'éducation font de bons consommateurs et de bons usagers. Ils voient leur croissance personnelle sous la forme d'une accumulation de biens et de services produits par l'industrie. Plutôt que de faire les choses par eux-mêmes, ils préfèrent les recevoir emballés par l'institution. Ils étouffent leur pouvoir inné d'appréhender le réel. Le déséquilibre de la balance du savoir explique que la poussée du monopole radical des biens et des services soit presque imperceptible à l'usager.»


Page 104, 105

«Au fur et à mesure que l'outil devient plus efficient, l'opérateur emploie plus de biens et de services coûteux. Sur les chantiers des pays en voie d'industrialisation, l'ingénieur est le seul à avoir l'air conditionné dans son baraquement. Son temps est si précieux qu'il prend l'avion pour se rendre dans la capitale, et ses décisions si importantes qu'il les communique par un émetteur radio à ondes courtes. Bien sûr, l'ingénieur a gagné ses privilèges en accaparant les fonds publics pour obtenir ses diplômes. Le manoeuvre indien ne peut évaluer la situation relativement privilégiée de son contremaître; au contraire, les géomètres et les dessinateurs, qui ont été scolarisés, mais pas diplômés, ressentent tout à coup de façon plus aiguë la chaleur du chantier et l'éloignement de leur famille. Ils sont relativement appauvris de toute efficience supplémentaire gagnée par leur patron.»


Page 106, 107, 108

«Lorsque s'effondre le pouvoir assis sur le savoir certifié à l'école, des formes plus antiques de ségrégation reviennent sur le devant de la scène: la force de travail d'un individu vaut “moins” dès lors qu'il est noir, de sexe féminin, étranger, qu'il ne pense pas droit, ne peut passer certaines ordalies. Le moindre rôle de l'école dans la sélection d'une méritocratie ouvre la porte à des procédés de sélection plus primitifs. Ainsi le décor est installé pour la multiplication des minorités et le développement spectaculaire de leurs revendications. Chacun réclamant son dû expose inévitablement la minorité dont il fait partie à être victime de ses propres fins.

Au fur et à mesure qu'elles couvrent des institutions plus rares et plus vastes, les hiérarchies s'élèvent et s'agglutinent. Une place de cadre dans une industrie de pointe, voilà le produit le plus convoité et le plus disputé de la croissance. Les autres, ceux qui courent en vain derrière, sont le plus grand nombre, ils sont répartis en une variété de classes “inférieures”: les sous-éduqués, les femmes, les homosexuels, les jeunes, les vieux, etc. Chaque jour est inventé un nouveau type d'infériorité. Les mouvements minoritaires, que ce soit celui des femmes, des Noirs, ou des mal-pensants, réussissent au mieux à grappiller des diplômes et des carrières pour quelques-uns de leurs membres sortis du rang. Ils chantent victoire lorsqu'ils obtiennent la reconnaissance du principe: à travail égal, salaire égal. D'où le paradoxe: d'une part ces mouvements renforcent la croyance que les besoins d'une société égalitaire ne peuvent être satisfaits sans passer par un travail spécialisé et une hiérarchie bureaucratisée, de l'autre ils accumulent de fabuleux quanta de frustration que la moindre étincelle fera exploser.

Il importe peu de savoir à quelles fins spécifiques les minorités s'organisent, si elles veulent une répartition équitable de la consommation, de bonnes places, ou le pouvoir formel de gouverner des outils ingouvernables. Aussi longtemps qu'une minorité agit en vue d'obtenir son dû dans une société de croissance, elle n'obtiendra, pour la plupart de ses membres, qu'un sentiment toujours plus aiguë d'insatisfaction.

Quant aux oppositions qui veulent obtenir le contrôle des institutions existantes, elles leur donnent par là une légitimité d'un type nouveau, en même temps qu'elles en exacerbent les contradictions. Changer l'équipe dirigeante, ce n'est pas une révolution. Que signifie le pouvoir aux travailleurs, le pouvoir noir, le pouvoir des femmes, ou celui des jeunes, si ce n'est que le pouvoir de se substituer au pouvoir en place? Un tel pouvoir est au plus celui de mieux gérer une croissance, ainsi mise en état de poursuivre sa course glorieuse grâce à ces providentielles prises de pouvoir. L'école, qu'on y enseigne le marxisme ou le fascisme, reproduit une pyramide de classes de recalés. L'avion, qu'on y donne à l'occasion accès à un travailleur en vacances, reproduit une hiérarchie sociale avec une classe supérieure de gens dont le temps est supposé plus précieux de celui d'autrui.

De nouvelles classes de sous-consommateurs et de sous-employés sont à compter parmi les inévitables sous-produits de la croissance industrielle. Les femmes, les Noirs, les fils de pauvres en viennent à s'organiser. L'organisation leur fait prendre conscience de leur condition commune. Pour le moment, les minorités organisées réclament le droit à l'avoir, ainsi elles soutiennent le statu quo. Exiger à travail égal, salaire égal, c'est consolider l'idée d'un travail inégal. Le jour où elles réclameront un égal droit au pouvoir, ces minorités pourront devenir le pivot de la reconstruction sociale. La société industrielle ne résisterait pas à l'assaut d'un vigoureux mouvement des femmes, par exemple, qui réclamerait un travail égal pour chacun, sans distinction aucune. Toutes les classes, toutes les races comptent des femmes. Elles exercent la plupart de leurs activités quotidiennes de façon non industrielle. Les sociétés industrielles sont viables précisément parce que les femmes sont là pour réaliser les tâches quotidiennes qui se dérobent à l'industrialisation. Mais dans une société régie par les critères de l'efficience industrielle dégrade et dévalue le travail domestique. En fait, celui-ci deviendrait encore plus inhumain s'il entrait dans le monde industriel. On imagine plus facilement l'Amérique du Nord cessant d'exploiter la sous-industrialisation de l'Amérique latine que cessant d'affecter ses femmes aux corvées non industrialisables. L'expansion de l'industrie s'arrêterait si les femmes nous forçaient à reconnaître que la société n'est plus viable quand un seul mode de production exerce sa domination sur l'ensemble. Il est urgent de prendre conscience de la pluralité des modes de production, chacun valable et respectable, qu'une société, pour être viable, doit faire coexister. Une telle prise de conscience nous rendrait maîtres de la croissance industrielle. La croissance s'arrêterait si les femmes et les autres minorités éloignées du pouvoir exigeaient un travail également créatif pour chacun, au lieu de réclamer l'égalité des droits sur le méga-outillage manipulé jusqu'à maintenant par l'homme seul. Seule une structure de production qui protège l'égale répartition du pouvoir permet un égal jouissance de l'avoir.»


Page 110

«L'usure, de son côté, peut devenir intolérable même à qui n'est pas évincé du marché. Elle oblige le consommateur à se détacher continuellement de ce qu'il a été forcé de désirer, de payer et d'installer dans son existence. La nécessité artificielle et l'usure planifiée sont deux dimensions distinctes de la surefficience, qui étayent une société où la hiérarchie sédimente le privilège.»


Page 113

«La reconstruction conviviale exige que soit limité le taux d'usure et d'innovation obligatoire. L'homme est une être fragile. Il naît du langage, vit dans le Droit et meurt dans le mythe. Soumis à un changement démeusuré, l'homme perd sa qualité d'homme.»


Page 114

«[…] l'outil surefficient menace un équilibre. Il menace l'équilibre de la vie, il menace l'équilibre de l'énergie, il menace l'équilibre du savoir, il menace l'équilibre du pouvoir, enfin il menace le droit à l'histoire.

La perversion de l'outil menace de saccager le milieu physique. Le monopole radical menace de geler la créativité. La surprogrammation menace de transformer la planète en une vaste zone de serrvices. La polarisation menace d'instaurer un despotisme structurel et irréversible. Enfin, l'usure menace de déraciner l'espèce humaine. Dans chacun de ces circuits, et chaque fois selon une dimension différente, l'outil surefficient affecte la relation de l'homme à son environnement: il menace de provoquer un court-circuit fatal.»


Page 119

«Il y a dysfonction dans la circulation dès qu'elle admet, en un point quelconque du système, une vitesse supérieure à celle d'une bicyclette. C'est pourquoi la vélocité du vélo peut servir de critère à la détermination du seuil critique de vitesse. Tout dépassement en un point quelconque du système accroît la somme de temps affectée par l'ensemble des usagers au service de l'industrie des transports.»


Page 121

«À l'échelle de l'individu comme à celle de la collectivité, il faut toujours payer. Il faut payer pour rémunérer le capital, il faut payer aussi les pots cassés par la croissance.»


Page 122

«La désaccoutumance de la croissance sera douloureuse. Elle sera douloureuse pour la génération de transition, et surtout pour les plus intoxiqués de ses membres. Puisse le souvenir de telles souffrances préserver de nos errements les générations futures.»


Page 125

«Les livres et les ordinateurs font partie du monde. Ils fournissent des données lorsqu'un oeil est là pour les lire. En confondant le medium avec le message, le réceptacle avec l'information elle-même, les données avec la décision, nous reléguons de façon cavalière le problème du savoir et de la connaissance au point aveugle de notre esprit.»


Page 133

«La parole de l'homme qui habite en poète est à peine tolérée, comme une protestation marginale, et tant qu'elle ne dérange pas la foule qui fait la queue devant l'appareil distributeur des produits.»


Page 151, 152

«Prévisible et inattendue, la catastrophe ne sera pas une crisis, au sens propre du mot, que si, au moment où elle frappe, les prisonniers du progrès demandent à s'échapper du paradis industriel et qu'une porte s'ouvre dans l'enceinte de la prison dorée. Il faudra alors démontrer que l'évanouissement du mirage industriel donne l'occasion de choisir un mode de production convivial et efficace.»


Page 153

«Mais la crise dont je décris la venue prochaine n'est pas intérieure à la société industrielle, elle concerne le mode de production en lui-même. Cette crise oblige l'homme à choisir entre les outils conviviaux et l'écrasement par la méga-machine, entre la croissance indéfinie et l'acceptation des bornes multidimensionnelles. La seule réponse possible consiste à reconnaître sa profondeur et à accepter le seul principe de solution qui s'offre: établir, par accord politique, une autolimitation.»


Page 156

«Les partis soutiennent un État dont le but avoué est la croissance du PNB, il n'y a rien à attendre d'eux lorsque le pire arrivera.»


Page 157

«Une dernière objection se présente souvent quand on propose l'orientation conviviale à une société pauvre: pour choisir une vie austère avec des outils conviviaux, il faut se défendre contre l'impérialisme des méga-outils en expansion. Une telle défense ne serait pas possible sans une armée moderne, qui à son tour exige une industrie en pleine croissance. En réalité, la reconstruction de la société ne peut être protégée par une armée puissante, d'abord parce qu'il aurait contradiction dans les termes, ensuite parce qu'aucune armée moderne d'un pays pauvre ne peut le défendre contre un tel pouvoir. La convivialité sera l'oeuvre exclusive de personnes utilisant un outillage effectivement contrôlé. Les mercenaires de l'impérialisme peuvent empoisonner ou détruire une société conviviale, ils ne peuvent la conquérir.»


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