24/7: Le capitalisme à l'assaut du sommeil, par Jonathan Crary

Paru aux Éditions La Découverte, ISBN 978-2-7071-9119-9.

«Dans cet essai brillant et accessible, Jonathan Crary combine références philosophiques, analyses de films ou d'oeuvres d'art, pour faire un éloge paradoxal du sommeil et du rêve, subversifs dans leurs capacités d'arrachement à un présent englué dans des routines accélérées.»

Couverture du livre 24/7: Le capitalisme à l'assaut du sommeil, par Jonathan Crary

Citations

Chapitre 1

Page 11

«L'automne, le trajet de ces oiseaux (le bruant à gorge blanche) les mène de l'Alaska jusqu'au Nord du Mexique, d'où ils reviennent chaque printemps. À la différence de la plupart de ses congénères, cette variété de bruant possède la capacité très inhabituelle de pouvoir rester éveillée jusqu'à sept jour d'affilée en période de migration.»

«[…] le département de la Défense a alloué d'importantes sommes à l'étude de ces créatures. Des chercheurs de différentes universités, en particulier à Madison, dans le Wisconsin, ont bénéficié de financements publics conséquent afin d'étudier l'activité cérébrale de ces volatiles lors de leurs longues périodes de privation de sommeil, dans l'idée d'obtenir des connaissances transférables aux êtres humains.»

Page 12

«À l'initiative de l'Agence pour les projet de recherche avancée de défense du Pentagone (DARPA), des scientifiques mènent aujourd'hui, dans plusieurs laboratoires, des études expérimentales sur les techniques de l'insomnie, dont des essais sur des substances neurochimiques, la thérapie génétique et la stimulation magnétique transcrânienne. L'objectif à court terme est d'élaborer des méthodes permettant à un combattant de rester opérationnel sans dormir sur une période de sept jours minimum, avec l'idée, à plus long terme, de pouvoir doubler ce laps de temps tout en conservant des niveaux élevés de performances physiques et mentales.»

Page 13

«La recherche sur l'insomnie apparaît comme un élément parmi d'autres pour obtenir des soldats dont les capacités physiques se rapprocheraient davantage des fonctionnalités d'appareils et de réseaux non humains.»

«Comme l'histoire l'a montré, des innovations nées dans la guerre tendent nécessairement ensuite à être transposées à une sphère sociale plus large: le soldat sans sommeil apparaît ainsi comme le précurseur du travailleur ou du consommateur sans sommeil.»

Page 16

«Priver quelqu'un de sommeil équivaut à une violente opération de dépocession de soi menée sous l'égide d'une force extérieur — on procède au fracassement calculé d'un individu.»

Page 17, 18

«Ce régime de privation sensorielle s'étend parfois même jusqu'aux contacts quotidiens entre les prisonniers et leurs geôliers, […]»

«Ce sont là des techniques et des procédés destinés à plonger les sujets dans des états de docilité abjecte, et l'une des manières de le faire consiste à fabriquer un monde qui exclut radicalement la moindre possibilité de soin, de protection ou de consolation.»

Page 19

«Un environnement 24/7 présente l'apparence d'un monde social alors qu'il se réduit à un modèle asocial de performance machinique — une suspension de la vie qui masque le coût humain de son efficacité.»

[…]

«En tant que slogan publicitaire, l'expression “24/7” attribue une valeur absolue à la disponibilité, mais ce faisant aussi au retour incessant de besoins et d'incitations voués à un perpétuelle insatisfaction.»

Page 20

«Passer ainsi une immense partie de notre vie endormis, dégagés du bourbier des besoins factices, demeure l'un des plus grands affronts que les êtres humains puissent faire à la voracité du capitalisme contemporain. Le sommeil est une interruption sans concession du vol du temps que le capitalisme commet à nos dépens. La plupart des nécessités apparemment irréductibles de la vie humaine — la faim, la soif, le désir sexuel et, récemment, le besoin d'amitié — ont été convertis en formes marchandes ou financiarisées. Le sommeil impose l'idée d'un besoin humain d'un intervalle de temps qui ne peuvent être ni colonisés ni soumis à une opération de profitabilité massive — raison pour laquelle celui-ci demeure une anomalie et un lieu de crise dans le monde actuel.»

Page 25

«Il ne reste aujourd'hui dans l'existence humaine que très peu de plages de temps significatives — à l'énorme exception près du sommeil — à n'avoir pas été envahies et accaparées à titre de temps de travail, de consommation ou de marketing. Dans leur analyse du capitalisme contemporain, Luc Boltanski et Ève Chapiro ont montré comment un ensemble de forces concourent à encenser la figure d'un individu constamment occupé, toujours dans l'interconnexion, l'interaction, la communication, la réaction ou la transaction avec un milieu télématique quelconque. Dans les régions prospères du monde, remarquent-ils, ce phénomène est allé de pair avec la dissolution de la plupart des frontières qui séparaient le temps privé du temps professionnel, le travail de la consommation.»

Page 27

«Pour paraphraser Maurice Blanchot, cela se produit à la fois après et “d'après” le désastre, c'est-à-dire un état qui se reconnait à un ciel vide, où ne sont plus visibles aucun astre, aucune étoile ni aucun signe, où l'on a perdu tout repère, et où s'orienter est impossible.»

[…]

«L'insomnie est l'état dans lequel les activités de produire, de consommer et jeter s'enchaînent sans la moindre pause, précipitant l'épuisement de la vie et des ressources.»

«Le sommeil, en tant qu'obstacle majeur — c'est lui qui constitue la dernière de ces “barrières naturelles” dont parlait Marx — à la pleine réalisation du capitalisme 24/7, ne saurait être éliminé. Mais il est toujours possible de le fracturer et le saccager, sachant que, comme le montrent les exemples ci-dessus, les méthodes et les mobiles nécessaires à cette vaste entreprise. de destruction sont déjà en place.»

Page 28, 29

«Le philosophe Emmanuel Levinas est l'un des penseurs qui ont essayé d'interroger le sens de l'insomnie au sein de l'histoire contemporaine. L'insomnie, propose-t-il, peut apparaître comme une façon de se figurer de l'extrême difficulté qui affecte la responsabilité individuelle face aux catastrophes de notre époque. Le monde moderne que nous habitons est marqué par la visibilité omniprésente d'une violence vaine ainsi que de la souffrance humaine qu'elle engendre.»

Page 32

«Si vraiment nous n'étions plus que les membres d'une société de consommateurs, nous ne vivrions plus du tout dans un monde, nous serions simplement poussés par un processus dont le cycles perpétuels feraient paraître et disparaître des objets qui se manifesteraient pour s'évanouir.»

Page 35

«En tant qu'état le plus privé, le plus vulnérable et commun à tous, le sommeil dépend crucialement de la société pour se maintenir.»

Page 37

«Il faut ajouter que la menace potentielle qui trouble le sommeil tranquille de la classe possédante provient désormais des pauvres et des gueux, alors que, dans la période précédente, la populace la plus vile, et même l'“esclave damné”, était encore pleinement incluse dans le groupe des dormeurs sur lequels le roi Henri était obligé de veiller en montant la garde. La relation entre la propriété et le droit ou le privilège du sommeil réparateur trouve sa source au 17e siècle et demeure d'actualité dans les villes du 21e siècle. Les espaces publics sont aujourd'hui entièrement conçus pour dissuader toute veilléité de sommeil, y compris — et ceci avec une cruauté intrinsèque — le design dentelé des bancs publics et d'autres surfaces en hauteur, destiné à empêcher qu'un corps humain ne puisse s'y allonger. Le phénomène urbain, répandu bien que socialement négligé, des sans domicile fixe recouvre toute une série de privations, mais les plus aïgues concernent sans doute les dangers et les insécurités du sommeil sans abri.»

Page 38

«Bhopal demeure la révélation brutale de l'écart qui sépare la mondialisation capitaliste de la possibilité d'une sécurité et d'un développement durable pour les communautés humaines. Dans les décennies qui ont suivi l'événement de 1984, le refus constant, de la part d'Union Carbide, de toute prise de responsabilité ou de toute justice pour les victimes confirme le fait que la catastrophe ne saurait être considérée comme un accident, et que, dans le cadre du fonctionnement de la firme, les victimes auraient été tout aussi terribles si cela s'était produit en plein jour, mais que la catastrophe ait eu lieu de nuit souligne l'extrême vulnérabilité du dormeur dans un monde où les protections sociales durables ont été affaiblies ou ont disparu.»

Page 39

«À mesure que s'intensifiera la corrosion du sommeil, on s'apercevra peut-être mieux que la sollicitude qui est si essentielle au dormeur n'est pas qualitativement différente de la protection qu'exigent d'autres formes, plus immédiatement évidentes et aiguës, de souffrance sociale.»


Chapitre 2

Page 41

«L'expression “24/7” résonne aussi, indirectement mais fermement, comme un commandement, comme ce que certains théoriciens ont appelé un “mot d'ordre”. Deleuze et Guattari décrivent le “mot d'ordre” comme un commandement, une instrumentalisation du langage visant à conserver ou à créer de la réalité sociale, et dont l'effet est en définitive d'engendrer la peur. En dépit de son insuffisance et de son abstraction en tant que slogan, l'aspect implacable du “24/7” réside dans le caractère impossible de sa temporalité.»

Page 42, 43

«Mais comme il n'existe plus désormais aucun moment, aucun endroit ni aucune situation où l'on ne puisse pas acheter, consommer ou exploiter des ressources en ligne, le non-temps 24/7 fait une incursion acharnée dans tous les apspects de la vie sociale ou personnelle. Aujourd'hui, il n'y a par exemple presque plus aucune situation qui ne puisse pas être enregistrée ou archivée en tant qu'image ou information digitale.»

Page 44

«Le fait de transformer par externalisation l'individu en un objet d'exament et de régulation permanente peut se révéler parfaitement cohérent avec l'organisation d'une terreur d'État et avec le paradigme militaro-policier de la “domination à spectre large”.»

Page 44, 45

«Forts de renseignements logistiques satellitaires fourmis par Gorgon Stare, munis d'équipements de vision nocturne dernier cri et discrètement embarqués dans des hélicoptères furtifs à faible niveau de bruit, les commandos américains lancent des assauts nocturnes contre des villages et des campements, avec l'assassinat cible pour but déclaré. Drones et raids nocturnes ont suscité une immense colère au sein de la population afghane, non seulement en raison de leurs conséquences meutrières, mais aussi parce qu'ils oeuvrent intrinsèquement à la ruine programmée du temps nocturne. Le but stratégique plus large consiste aussi en partie, en Afghanistan, dans un contexte de cultures tribales, à faire voler en éclats le temps collectivement partagé du sommeil et du repos, et à imposer à sa place un état de peur permanente auquel il serait impossible d'échapper. On applique ici les mêmes techniques psychologiques qu'à Abu Ghraib et à Guantananmo, mais sur un population plus vaste et par le moyen de formes de terreur mécanisées afin de s'attaquer aux vulnérabilités que présentele sommeil, ainsi qu'aux formes sociales quie le rendent possible.»

Page 48

«L'idée que le changement technologique serait quelque chose de quasi autonome, gouverné par des processus d'autopoïèse ou d'auto-organisation, permet de faire accepter de nombreux aspects de la réalité sociale contemporaine comme s'il s'agissait de conditions tout aussi nécessaires, tout aussi inaltérables que des faits de nature. En inscrivant faussement les produits et les appareils contemporains les plus emblématiques dans une lignée explicative qui comprend la roue, l'arc gothique, les caractères d'imprimerie et ainsi de suite, on occulte le fait que les techniques plus importantes qui ont été inventées ces cent cinquante dernières années consistent en divers systhème de management et de contrôle des êtres humains.»

Page 49

«Pour une vaste majorité des gens, le rapport perceptif et cognitif aux technologies de la communication et de l'information continuera à être vécu comme une aliénation et une diminution de leur puissance d'agir, ceci en raison de la rapidité de l'émergence de nouveaux produits et des reconfigurations arbitraires de systhèmes entiers. Ce rythme intensifié empêche de développer la moindre familiarité avec dispositif donné.»

[…]

«Marx fut l'un des premiers à saisir l'incompatibilité intrinsèque du capitalisme avec toutes formes stabqles ou durables; et l'histoire des cent cinquante dernières années est inséparable de cette “révolution constante” des formes de production, de circulation, de communication et de création d'images.»

Page 51

À propos d'appareils de réalité augmenté attachés directement au champ de vision:

«Mais, même si de tels appareils se généralisent — et gageons qu'on les qualifiera alors à leur tour de “révolutionnaires” —, ils ne feront en réalité qu'assurer la perpétuation du même exercice banal de consommation non-stop, d'isolement social et d'impuissance politique plutôt que constituer un tournant historique digne de ce nom. Et eux aussi, à leur tour, n'occuperont qu'un bref intervalle dans le cycle des usages avant d'être inévitablement détrônés et renvoyés aux techno-poubelles de l'histoire.»

Page 52

«Des milliards de dollars sont engloutis chaque année dans des recherches pour savoir comment réduire le temps de décision, comment éliminer le superflu de la réflexion et de la contemplation. Telle est la forme du progrès contemporain — celle d'une capture inlassable et d'un contrôle incessant du temps et de l'expérience.»

[…]

«Le régime 24/7 repose sur des buts de compétitivité individuelle, de carrière, d'enrichissement matériel, de sécurité personnelle et de confort acquis aux dépens d'autrui. Le futur est si proche que l'on peut uniquement se l'imaginer comme une continuation de la lutte pour le profit ou pour la survie dans le plus superficiel des présents.»

Page 54

«La docilité et l'isolement sociaux ne sont pas les simples sous-produits d'une économie mondiale financiarisée, ils participent en fait de ses objectifs premiers. Un lien de plus en plus étroit s'établit entre les besoins individuels et les programmes fonctionnels et idéologiques auxquels les nouveaux produits sont intégrés. Les “produits” en question ne sont pas de simples artefacts ou de simples dispositifs physiques, mais aussi et en même temps tout un ensemble de services de l'interconnexions rapidement en passe de devenir les modèles dominants ou exclusifs de notre réalité sociale.»

Page 55

«La mort, sous différentes formes, est l'un des sous-produits du néolibéralisme: lorsque les gens n'ont plus rien que l'on puisse leur prendre, que ce soit des ressources ou de la force de travail, ils deviennent tout simplement superflus. La progression actuelle de l'esclavage sexuel ainsi que l'accroissement du trafic d'organes et de parties du corps humain suggèrent que la limite externe de la superfluité peut encore être repoussée avec profit pour le développement de nouveaux secteurs de marché.»

Page 57

«À présent, le désir d'accumuler des objets importe moins que le fait d'obtenir la confirmation que notre vie coïncide bien avec les applications, les appareils et les réseaux du moment, disponibles et matraqués par la publicité.»

Page 58

«Le mythe du hacker solitaire perpétue le fantasme selon lequel la relation asymétrique entre l'individu et le réseau peut être créativement déjouée à l'avantage de ce premier. En réalité, notre travail obligatoire d'automanagement nous impose une inéluctable uniformité. L'illusion du choix et de l'autonomie est l'un des fondements du systhème global d'autorégulation.»

Page 60

«Beaucoup parmi ceux qui célèbrent le potentiel transformateur des réseaux de communication, font l'impasse sur les formes de travail opprimées et les ravages environnementaux dont dépendent en réalité leurs fantasmes de virtualité et de dématérialisation. Même parmi des voix qui s'élèvent pour affirmer qu'un “autre monde est possible”, il n'est pas rare de trouver fausse et préconçue l'idée selon laquelle la justice économique, la réduction du changement climatique et l'avènement de relations sociales égalitaires pourraient avoir lieu alors que des firmes telles que Google, Apple et General Electric continueraient à exister en parallèlle.»

[…]

«Il ne saurait exister aucune option de vie crédible ou visible en dehors des impératifs de communication et de consommation 24/7. La moindre remise en question, le moindre doute jeté sur ce qui constitue aujourd'hui le moyen le plus efficace de produire du consentement et de la docilité, et de réduire la raison d'être de l'activité sociale au pur intérêt personnel sont implacablement voués à la marginalisation.»

Page 67

«Au cours des deux dernières décennies, un ensemble croissant d'états émotionnels a été progressivement pathologisé de manière à créer de vastes nouveaux marchés pour des produits dont on n'avait auparavant pas besoin.»

[…]

«L'un des multiples liens entre usage de drogues psycotropes et instruments de communication passe par la production de formes de soumission sociale.»

[…]

«La prise de médicaments contre les troubles de l'hyperactivité et du déficit de l'attention chez l'adulte est souvent motivée par l'espoir d'améliorer ses propres performances et sa propre compétitivité sur le lieu du travail.»

Page 69

«Comme l'ont montré certains historiens, les systhèmes modernes d'organisation du travail n'auraient pas pu se développer avec l'industrialisation s'ils n'étaient pas parvenus à cultiver de nouvelles valeurs susceptibles de remplacer celles qui avaient été auparavant au fondement du travail artisanal.»

Page 71

«Les activités de la vie réelle qui ne possèdent pas de corrélat en ligne commencent à s'atrophier, voire à perdre toute pertinence. Il y a là un insurmontable rapport d'asymétrie qui dévalorise tout événement ou échange local. En raison de l'infinité des contenus 24/7, il y aura toujours quelque chose de plus informatif, de plus étonnant, de plus drôle, de plus divertissant, de plus impressionnant en ligne que tout ce qui peut bien se trouver actuellement et immédiatement autour de nous.»

[…]

«Nous achetons des produits qui nous ont été recommandés par la surveillance de nos vies électroniques et nous alisson ensuite volontairement un avis à destination des autres sur ce que nous avons acheté. Nous sommes ce sujet accomodant qui se soumet à toutes sortes d'intrusions biométriques et de surveillance, qui ingère de la nourriture et de l'eau toxiques, et qui vit à proximité de réacteurs nucléaires sans s'en plaindre.»


Chapitre 3

Page 75

«La première exigence du capitalisme, écrivait Marx, fut la dissolution du rapport à la terre. L'usine moderne émergea ainsi comme un espace autonome dans lequel l'organisation du travail pouvait être déconnecté de la famille, de la communauté, de l'environnement et de toutes autres formes d'interdépendance ou d'associations traditionnelles. L'agriculture, ainsi qu'il l'indiquait de façon prémonitoire, ne pouvait être industrialisée que de façon rétroactive.»

[…]

«C'est seulement après avoir établi son ordre abstrait partout ailleurs — en fait, seulement après les destructions de la seconde guerre mondiale — que le capitalisme put s'imposer à l'agriculture avec un modèle de ferme industrielle appliqué aussi bien aux animaux qu'aux plantes cultivées.»

Page 81

«Le quotidien était inséparable de formes cycliques de répétition, de nuits et de jours, de saisons et de récoltes, de travail et de fêtes, de veille et de sommeil, de besoins charnels et de leur satisfaction. Alors même que les textures existantes de la société agraire étaient en train d'être méthodiquement éradiquées, la vie quotidienne conservait obstinément, dans sa structure, certaines des pulsations récurrentes et invisibles de la vie vécue.»

[…]

«Le milieu social dialogique de la halle du marché ou de la foire est remplacé par le shopping, le retour périodique des fêtes traditionnelles est supplanté par un temps de loisir marchandisé, et une succession sans fin de besoins trompeurs est créée de toutes pièces, de manière à dévaloriser et à dénigrer les actes simples de partage grâce auxquels les appétits humains avaient longtemps été comblés ou satisfaits.»

Page 84

«Dans les régions riches du globe, l'expansion de ce qu'on appelait jadis le consumérisme a débouché sur une activité 24/7 qui forme la base de techniques de personnalisation et d'individualisation, à grand renfort d'interfaces machiniques et de communication obligatoire. Se façonner soi-même — tel est désormais le travail qui nous incombe tous, et nous nous soumettons docilement à la prescription qui nous intime de nous réinventer nous-mêmes en permanence et de gérer nos identités complexes.»

Page 86

«Un alignement temporel de l'individu sur le fonctionnement des marchés — qui aura mis près de deux siècles à se développer — a rendu obsolète les distinctions entre temps de travail et de non-travail, entre public et privé, entre vie quotidienne et milieux de vie institutionnels origanisés. Dans ces conditions, la financiarisation sans répit de sphères autrefois autonomes de l'activité sociale se poursuit de façon incontrôlée. Le sommeil est la seule barrière qui reste, la seule “condition naturelle” qui subsiste et que le capitalisme ne parvient pas à éliminer.»

Page 87

«L'opportunité de transactions électroniques de toutes sortes devenant omniprésente, il n'existe plus aucun vestige de la vie privée d'autrefois, quand elle était hors d'attteinte de toute intrusion de la part des firmes. L'économie de l'attention dissout la séparation le entre personnel et le professionnel, entre le loisir et l'information — toutes ces distinctions étant court-circuitées par une fonctionnalité obligatoire de communication qui doit nécessairement, par nature et sans échappatoire, fonctionner 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7.»

Page 91

«La télévision a rapidement redéfini ce qui constituait l'appartenance à la société. On fit encore moins semblant de valriser l'éducation et la participation civique lorsque la qualité de citoyen fut supplantée par celle de téléspectateur.
L'une des nombreuses choses que la télévision inventait résidait dans le fait d'imposer des comportements homogènes et habituels à des sphères de vie qui avaient auparavant été soumises à des formes moins directes de contrôle.»

Page 93

«Alors que les normes disciplinaires perdaient leur efficacité sur le lieu de travail et à l'école, la télévision joua le rôle de mécanisme de régulation, introduisant des effets jusqu'alors inconnus d'assujettissement et de supervision. La télévision est donc un élément crucial, susceptible d'adaptations multiples, dans une transition relativement longue […] qui a duré plusieurs années, entre le monde des anciennes institutions disciplinaires et celui du contrôle 24/7. On pourrait dire que, dans les années 1950 et 1960, la télévision a introduit dans l'espace du foyer des stratégies disciplinaires forgées ailleurs. En dépit des modes de vie plus déracinés et plus mobiles qui se développèrent au sortir de la guerre, les effets de la télévision furent antinomadiques: les individus sont cloués sur place séparés les uns des autres et vidés de toute efficacité politique.»

Page 94

«La télévision incarnait la fausseté du monde, mais elle éliminait aussi toute position depuis laquelle un “vrai” monde pourrait être imaginé.»

Page 99

«La télévision offre cependant le cas inhabituel d'une addiction à quelque chose qui échoue pourtant à offrir le type de récompense le plus élémentaire propre à engendrer de la dépendance: elle ne procure pas, même de façon temporaire, de sentiment de bien-être ou de plaisir intense, ni même la satisfaction, fût-elle brève, d'un engourdissement des sens. Plusieurs minutes après avoir allumé la télévision, il est impossible de détecter la moindre montée ou la moindre charge en sensations d'aucune sorte. On éprouve plutôt un basculement dans une sorte de vacuité dont il est difficile de sortir.»

Page 100

«En ce sens, ces machines participent de stratégies de pouvoir plus vastes dont le but est moins de tromper les masses que de les neutraliser ou les désactiver en les dépossédant de leur temps. Mais jusque dans la répétition des mêmes habitudes, un espoir demeure — un faux espoir sciemment entretenu: qu'un énième clic de souris ou qu'un nouveau toucher d'écran puisse faire surgir quelque choses qui nous fasse échapper à l'écrasante monotonie qui nous submerge.»

Page 101

«Il y a une incompatibilité profonde entre toute ce qui peut de près ou de loin ressembler à de la rêverie et ces priorités d'efficacité, de fonctionnalité et de vitesse.

[…]

«Dans le capitalisme 24/7, toute forme de socialité qui sort du strict cadre de l'intérêt personnel est inexorablement appelée à dépérir, et les rapports interhumains qui forment la base de l'espace public deviennent parfaitement insignifiants pour notre insularité digitale fantasmatique.»

C'est agaçant quand les français utilisent digitale dans le sens de numérique. 🙄


Chapitre 4