Caliban et la sorcière: femmes, corps et accumulation primitive, par Sylvia Federici

Paru aux Éditions ENTREMONDE, ISBN 978-2-9404-2631-7.

«Silvia Federici revisite ce moment particulier de l’histoire qu’est la transition entre le féodalisme et le capitalisme, en y introduisant la perspective particulière de l’histoire des femmes.»

Couverture du livre Caliban et la sorcière

Citations

Page 58

«Alors qu'elles étaient généralement les membres les plus pauvres de la société urbaine, les femmes finirent par avoir accès à de nombreuses processions qui plus tard seraient considérées comme des emplois masculins. Dans les villes médiévales, les femmes travaillaient comme forgeronnes, bouchères, boulangères, chandelières, chapelières, brasseuseuses, cardeuses de laine, et détaillantes.»

Page 58, 59

«À Francfort, entre 1300 et 1500, il y avait approximativement 200 professions qui comprenaient des femmes»


Page 65

«Des hérétiques furent brûlés par milliers sur le bûcher, et pour éradiquer leur présence le pape créa une des institutions les plus perverses qui ait jamais été attestée dans l'histoire de la répression d'État: la Sainte Inquisition.»


Page 107, 108

«En fait, l'image dont nous avons héritée, celle d'une bourgeoisie perpétuellement en guerre contre la noblesse, et porteuse de l'appel à l'égalité et à la démocratie sur son étendard, est une falsification. À partir de la fin du Moyen Âge, où que l'on regarde, de la Toscane à l'Angleterre et aux Pays-Bas, nous voyons la bourgeoisie déjà alliée à la noblesse dans la répression des classes inférieures.»


Page 148, 149

«[…] la séparation entre production et reproduction engendra une classe de femmes prolétaires qui étaient aussi dépossédées que les homme, mais qui, au contraire de leurs homologues masculins, dans une société qui devenait de plus en plus monétarisée, n'avaient quasiment pas accès au salaire, et se trouvaient donc réduites à une condition de pauvreté chronique, de dépendances économiques et, comme travailleuses, d'invisibilité.»

Page 149

«[…] dans “la transition du féodalisme au capitalisme” les femmes ont subi un processus unique d'avilissement social qui était fondamental pour l'accumulation du capital et qui est demeuré tel depuis lors.»


Page 165

«Au Moyen Âge, les migrations, le vagabondage et l'augmentation des “crimes contre les biens” faisaient partie de la résistance à la paupérisation et à la dépossession: ces phénomènes prirent alors des proportions massives. Partout, si l'on en croit les déclarations des autorités de l'époque, des vagabonds s'ameutaient, passant d'une ville à l'autre, traversant des frontières, dormant dans des meules de foin ou s'agglutinaient aux portes des villes – une vaste humanité engagée dans une diaspora originale, qui devait échapper au contrôle des autorités durant des décennies.»


Page 168, 169

«[…] entre 1530 et 1560, […] l'introduction de l'assistance publique fut un tournant du rapport étatisé entre ouvriers et capital et dans la définition de la fonction de l'État. Ce fut la première reconnaissance de la non-pérennité d'un système capitaliste gouvernant uniquement par les moyens de la terreur et de la faim. Ce fut aussi le premier acte dans la reconstruction de l'État comme garant du rapport de classes et comme superviseur en chef de la reproduction et de la sujétion de la force de travail.»

Page 167

«En ce qui concerne la période de “transition” [au capitalisme], elle a été en Europe un moment de conflit social intense, ouvrant la voie à un ensemble d'initiatives étatiques qui, à en juger par leurs effets, visaient à trois objectifs principaux: a) créer une force de travail plus disciplinée; b) désamorcer la contestation sociale; c) maintenir les travailleurs dans des emplois auxquels ils avaient été contraints.»


Page 172

«[…] l'attaque sur les travailleurs, qui avait débuté par les enclosures et la révolution des prix, entraîna en l'espace d'un siècle “la criminalisation de la classe ouvrière”, c'est-à-dire la formation d'un vaste prolétariat qui était soit enfermé dans les maisons de travail et de correction nouvellement bâties, soit à la recherche de moyens de survie illégaux et vivant en confrontation ouverte avec l'État – jamais très loin du fouet et de la corde.»


Page 184

«Alors qu'au Moyen Âge les femmes avaient pu employer diverses formes de contraception, et avaient exercé un contrôle incontestable sur le processus d'enfantement, leurs utérus à partir de ce moment-là, devenaient un territoire public, contrôlé par les hommes et l'État, et la procréation était directement mise au service de l'accumulation capitaliste.»


Page 187

«On dispose d'une importante documentation sur les nombreux moyens de contraception dont disposaient les femmes au Moyen Âge, principalement des herbes dont elles faisaient des potions et des ‘pessaires’ (des suppositoires) employés pour raccourcir le cycle menstruel, provoquer un avortement ou la stérilité. Dans Eve’s Herbs , l'historien américain John Riddle nous propose un catalogue complet des substances les plus employées et des effets escomptés ou les plus probables.»


Page 208

«La chasse aux sorcières anéantit tout un monde de pratiques féminines, de rapports collectifs et de systèmes de connaissances qui avait constitué le fondement du pouvoir des femmes dans l'Europe précapitaliste, ainsi que la condition de leur résistance dans la lutte contre le féodalisme. Un nouveau modèle de féminité émergea à la suite de cette défaite: la femme et l'épouse idéale, passive, obéissante, économe, taiseuse, travailleuse et chaste.»


Page 209

«Alors que la réplique à la crise de population en Europe fut l'assignation des femmes à la reproduction, dans l'Amérique coloniale, où la colonisation détruisit 95% de la population aborigène, la réponse fut la traite, qui apporta une immense main-d'oeuvre à la classe dominante européenne.»


Page 210

«[…] le capitalisme n'aurait même pas pu démarrer sans l'annexion de l'Amérique par l'Europe, et sans le sang et la sueur, qui pendant deux siècles s'écoulèrent depuis les plantations vers l'Europe. Il faut le souligner, dans la mesure où cela nous permet de comprendre à quel point l'esclavage a été essentiel dans l'histoire du capitalisme, et pourquoi, régulièrement mais systématiquement, dès que le système capitaliste est menacé d'une crise économique majeure, la classe capitaliste doit relancer un processus d'accumulation primitive, c'est-à-dire un processus de colonisation et d'asservissement à grande échelle tel que celui auquel nous assistons.»


Page 216

«Quant aux prolétaires européens qui s'engagèrent en indenture ou qui arrivèrent au Nouveau Monde suite à une condamnation, leur destin n'était pas très différent, tout d'abord, de celui des esclaves africains avec lesquels ils travaillaient souvent côte à côte. Leur hostilité à l'égard de leurs maîtres était également intense, de sorte que les planteurs les regardaient comme un tout dangereux et, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, commencèrent à limiter leur emploi et promulguèrent des lois visant à les séparer des Africains. Mais ce n'est qu'à la fin du XVIIe siècle que les frontières raciales furent irrémédiablement tracées. Jusqu'alors, la possibilité d'alliances entre Blancs, Noirs et peuple aborigènes, ainsi que la crainte d'une telle unité dans l'imagination de la classe dominante européenne, en métropole ou dans les colonies, était toujours présente.»


Page 218

«En Virginie, le point culminant de l'alliance entre Noirs et Blancs fut la révolte de Nathaniel Beacon, en 1675-1676, lorsque des esclaves africains et serviteurs britaniques en indenture s'unirent dans une conspiration contre leurs maîtres. C'est pour cette raison qu'à partir des années 1640 l'accumulation du prolétariat esclave dans les colonies d'Amérique du Sud et des Caraibes fut associée à l'élaboration de hiérarchies raciales, neutralisant la possibilité de telles alliances.»


Page 224

«Tout comme la discrimination fondée sur la “race”, la discrimination sexuelle était davantage un bagage culturel que les colons avaient apporté d'Europe avec armes et cheveaux. Tout autant que la destruction du communalisme, elle fut une stratégie dictée par les intérêts économiques spécifiques et par le besoin de créer les conditions préalables à une économie capitaliste, et, en tant que telle, s'adaptait toujours à la tâche en cours.»


Page 226

«Comme souvent lorsque les Européens se trouvèrent au contact avec les populations natives américaines, les Français furent impressionnés par la générosité de Montagnais-Naskapi, leur sens de la coopération et leur indifférence aux stratifications sociales, mais ils furent scandalisés par leur “absence de morale”: ils constatèrent que les Naskapi n'avaient aucune conception de la propriété privée, de l'autorité, de la supériorité masculine, et qu'ils refusaient même de punir leurs enfants. Les jésuites décidèrent de changer tout cela…»


Page 241

«Le capitalisme tente également de vaincre notre état naturel en brisant les barrières de la nature et en allongeant la durée de la journée de travail au-delà des limites fixées par le soleil, les cycles saisonniers, et le corps lui-même, tel qu'il s'était constitué dans la société préindustrielle.»


Page 242, 243

«À la différence de l'Adam de Milton, qui, une fois expulsé du jardin d'Éden, se lance joyeusement dans une vie dédiée au travail, les paysans expropriés et les artisans n'acceptaient pas pacifiquement de travailler pour un salaire. Ils devenaient le plus souvent mendiants, vagabonds ou criminels. Un long processus fut nécessaire pour produire une force de travail disciplinée. Aux 16e et 17e siècles, la haine du travail salarié était si forte que de nombreux prolétaires préféraient risquer les galères plutôt que de se soumettre aux nouvelles conditions de travail.»


Page 251, 252

«Dans la philosophie mécaniste, on perçoit le nouvel esprit bourgeois qui calcule, classe, distingue, et dégrade le corps dans le seul but de rationaliser ses capacités, ne visant pas seulement à intensifier sa sujétion, mais à maximiser son utilité sociale. Loin de renoncer au corps, les théoriciens mécanistes cherchent à le conceptualiser de sorte à rendre ses opérations intelligibles et contrôlables. Ainsi le sentiment de fierté (plutôt que la commisération) avec lequel Descartes insiste sur le fait que cette “machine” (ainsi qu'il qualifie le corps se façon persistante dans son Traité de l'Homme) n'est qu'un automate, et que sa mort ne vaut pas plus un deuil que le bris d'un outil.»


Page 253

«Tout comme la nature réduite à une “grande machine”, pouvait être conquise et (chez Bacon) “pénétrée dans tous ses secrets”, de façon similaire le corps, vidé de ses forces occultes, pouvait être “pris dans un système d'assujettissement” par lequel son comportement pouvait être “calculé, organisé, techniquement réfléchi” et investi de rapports de pouvoir.»


Page 255

«La conception du corps en tant que réceptacle de pouvoirs magiques qui avait prévalu dans le monde médiéval était morte. En réalité, elle avait été détruite. Derrière cette nouvelle philosophie, nous devinons une vaste initiative de l'État, par laquelle ce que les philosophes qualifièrent l'irrationnel fut déclaré criminel.»


Page 257

«C'est ainsi qu'il faut comprendre l'attaque contre la sorcellerie et contre cette vision magique du monde qui, en dépit des efforts de l'Église, prévalut tout au long du Moyen Âge au sein du peuple.»


Page 260

«Quels qu'étaient les dangers représentés par la magie, la bourgeoisie se devait de combattre sa puissance car elle sapait le principe de la responsabilité individuelle, en situant les déterminations de l'action sociale dans les astres, hors de sa portée et de son contrôle.»


Page 279

«Confronter son corps comme une réalité étrangère à évaluer, développée et tenue à distance afin d'en tirer les résultats escomptés, allait devenir la caractéristique typique de l'individu façonné par la discipline capitaliste du travail.»


Page 290

«La chasse aux sorcières est rarement mentionnée dans l'histoire du prolétariat. Jusqu'à nos jours, elle demeure un des phénomènes les moins étudiés de l'histoire européenne ou plutôt de l'histoire mondiale, puisque les missionnaires et les conquistadors ont amené avec eux l'accusation de satanisme, qui devait servir à assujettir les populations indigènes du Nouveau Monde. Le fait que les victimes, en Europe, aient été des paysannes explique probablement l'indifférence des historiens à ce génocide.»


Page 292

«Les féministes comprirent rapidement que des centaines de milliers de femmes n'avaient pas pu être massacrées et soumises aux plus cruelles tortures sans avoir menacé la structure du pouvoir. Elles réalisèrent aussi qu'une telle guerre contres les femmes, menée sur une période de plus de deux siècles, était un tournant dans l'histoire des femmes en Europe, le “péché originel” du processus d'avilissement social subi par les femmes avec l'avènement du capitalisme.»


Page 302, 303

«La chasse aux sorcières fut aussi la première persécution en Europe qui utilisa pour sa propagande tous les médias afin de susciter au sein de la population une psychose de masse. Une des premières tâches de l'imprimerie fut d'alerter le public des dangers posés par les sorcières, à travers des brochures rendant publics les procès les plus célèbres et leurs détails atroces.»


Page 308

«La chasse aux sorcières était aussi un instrument pour la construction d'un nouvel ordre patriarcal où le corps des femmes, leur travail, leurs pouvoirs sexuels et reproductif étaient mis sous la coupe de l'État et transformés en ressources économiques.»


Page 315

«La lutte contre la magie a toujours accompagné le développement du capitalisme, et ce jusqu'à aujourd'hui. La magie est fondée sur la croyance que le monde est animé, imprévisible, et qu'il y a une force en toutes choses: “l'eau, les arbres, les substances, les mots, […]”. De sorte que tout événement est interprété comme l'expression d'une puissance occulte que l'on doit déchiffrer et plier à sa volonté.»


Page 316, 317

«Cherchant à contrôler la nature, l'organisation capitaliste du travail se devait de contrer l'imprédictibilité inhérente à la pratique de la magie, et empêcher que s'établissent des relations privilégiées avec les éléments naturels, […]. En outre, la magie paraissait être une forme de refus du travail, d'insubordination, et un instrument de résistance au pouvoir par la base. Le monde devait être “désenchanté” pour être dominé.»


Page 317

«Bien que la chasse aux sorcières visât une large variété de pratiques féminines, c'était toujours en cette qualité, comme enchanteresses, guérisseuses, d'incantations et de divinations, que les femmes étaient persécutées. En effet, leur prétention à des pouvoirs magiques ébranlait le pouvoir des autorités et de l'État, donnant confiance aux pauvres dans leur capacité à manipuler le naturel ainsi que l'environnement social et possiblement à subvertir l'ordre établi.»


Page 327

«La différence la plus importante entre hérésie et sorcellerie est que la sorcellerie était considérée comme un crime féminin. […] Dans une première période, les hommes représentaient jusqu'à 40% des accusés, et un plus petit nombre continua à être jugé ensuite, principalement des vagabonds, des mendiants, des travailleurs itinérants, des gitans, et des prêtres de rang inférieur. […] Mais le fait exeptionnel, c'est que plus de 80% des personnes jugées et exécutées en Europe au 16e et 17e siècles pour crimes de sorcellerie furent des femmes.»


Page 328, 329

«Le lien entre contraception, avortement et sorcellerie apparaît pour la première fois dans la bulle d'Innocent VIII (1484) […].

À partir de là, les crimes reproductifs devaient occuper une place de choix dans les procès. Dès le 17e siècle, les sorcières étaient accusées de conspirer à la destruction des pouvoirs génératifs humains et animaux, de pratiquer des avortement et d'appartenir à une secte infanticide qui tuait les enfants ou les offrait aux diable. Dans l'imaginaire populaire aussi, la sorcière fut associée à une femme âgée et lubrique, hostile à la vie nouvelle, qui se nourrissait de chair d'enfants ou utilisait leurs corps pour en faire des potions magiques, un stéréotype plus tard popularisé par les livres pour enfants.


Page 336

«La sorcière était aussi la femme rebelle qui répondait, se défendait, jurait et ne pleurait pas sous la torture. Le mot “rebelle” ne fait ici pas référence nécessairement à une activité subversive spécifique dans laquelle des femmes peuvent être impliquées. Il décrit plutôt la personnalité féminine qui s'était développée, particulièrement au sein de la paysannerie, dans la cours des luttes contre le pouvoir féodal, quand des femmes avaient été au premier plan de mouvements hérétiques, s'organisant souvent en associations de femmes, posant ainsi un défi grandissant à l'autorité masculine et à l'Église.»


Page 338

«De plus, le sadisme sexuel des tortures auxquelles les accusées étaient soumises révèle une misogynie qui n'a pas d'équivalent dans l'histoire, et ne peut être mis sur le compte d'un crime particulier. Dans la procédure standard, les accusées avaient leurs vêtements déchirés puis étaient rasées complètement. On leur enfonçait de longues aiguilles dans le corps, y compris dans le vagin, à la recherche de la marque que le diable apposait censément sur ces créatures. Elles étaient souvent violées; on recherchait si elles étaient vierges ou non — un signe d'innocence; et si elles n'avouaient pas, elles étaient soumises à davantage d'épreuves atroces: leurs membres étaient tordus, on les asseyait sur des chaises en fer sous lesquelles on allumait un feu; leurs os étaient brisés.»


Page 340, 341

«Le diable du Moyen âge “était un logicien, compétent dans les questions juridiques, parfois représenté en train de défendre son cas devant la cours». Il était aussi un travailleur talentueux qui pouvait être utilisé pour creuser des mines ou construire les murs d'une ville, bien qu'il se fasse généralement arnaquer quand venait l'heure de sa récompense. De même, le regard de la Renaissance sur les rapports entre le diable et le magicien décrivait toujours le diable comme un subordonné appelé à servir, qu'il le veuille ou non, en tant que serviteur, et qui était amené à se comporter selon la volonté de son maître.

La chasse aux sorcières renversa les rapports de pouvoir entre le diable et les sorcières. C'était la femme qui était maintenant la servante, l'esclave, le succube de corps et d'âme, tandis que le diable opérait comme son propriétaire et son maître, son souteneur et son mari à la fois.


Page 348

«Une femme sexuellement active était alors un danger public, une menace à l'ordre social puisqu'elle subvertissait le sens des responsabilités de l'homme, sa capacité au travail et au contrôle de soi. Pour que les femmes ne ruinent pas les hommes moralement, et surtout financièrement, la sexualité des femmes devait être exorcisée. Cela passait par la torture, l'immolation, tout comme par les interrogatoires méticuleux auxquels les sorcières étaient soumises, mélange d'exorcisme sexuel et de viol psycologique.»


Page 350

«La chasse aux sorcières ne déboucha pas pour les femmes sur de nouvelles possibilités sexuelles ou des plaisirs sublimés. Au contraire, elle fut le premier pas dans la longue marche vers du “sexe propre entre des draps propres” et la transformation de l'activité sexuelle des femmes en un travail, un service pour les hommes, et en procréation. L'interdiction de toutes activités sexuelles féminines non-productives ou non-procréatrice, potentiellement démoniaques et antisociales, fut centrale dans ce processus.»


Page 358, 359

«[…] le rôle que la chasse aux sorcières a joué dans l'évolution du monde bourgeois, et en particulier dans le développement de la discipline capitaliste de la sexualité, a été effacé de nos mémoires. Nous pouvons cependant retrouver dans ce processus l'origine de certains tabous de notre époque. Tel est le cas de l'homosexualité, qui dans beaucoup de régions d'Europe était alors complètement acceptée pendant la Renaissance, mais fut éliminée pendant la chasse aux sorcières. La persécution des homosexuels fut si féroce que sa mémoire s'est sédimentée dans notre langage. Le terme anglais “faggot” nous rappelle que parfois les homosexuels étaient utilisés comme petit bois pour les bûchers sur lesquels on brûlait des sorcières, tandis que l'italien “finnochio” fait référence à la pratique qui consistait à répandre ces légumes aromatiques sur les bûchers pour couvrir la puanteur de la chair brûlée.»


Page 359

«Au Moyen Âge la sorcière et la prostituée étaient considérées comme des personnages positifs qui effectuaient un service social pour la communauté. Ces deux identités féminines reçurent les connotations les plus négatives avec la chasse aux sorcières et furent rejetées, physiquement par la mort et socialement par la criminalisation. En effet, la prostituée ne mourut en tant que sujet légal qu'après être morte un millier de fois sur le bûcher comme une sorcière.»


Page 360, 361

«La magie noble ne fut cependant pas persécutée, bien que l'alchimie soit de plus en plus désapprouvée, apparaissant alors comme une activité oisive et donc, une perte d'argent et de temps. Les magiciens étaient une élite, qui servaient souvent les princes et d'autres personnes de haut rang, et les démonologues prirent soin de faire la distinction entre eux et les sorcières, en incluant la magie noble (en particulier l'astronomie et l'astrologie) parmi les sciences.»


Page 362, 364

«Le sort commun des sorcières d'Europe et des sujets coloniaux de l'Europe est encore mieux visible quand on observe la corrélation croissante, au cours du 17e siècle, entre l'idéologie de la sorcellerie et l'idéologie raciste qui se développa sur le sol de la conquête et de la traite des esclaves. Le diable était dépeint comme un homme noir et les Noirs étaient de plus en plus traités comme des diables, de sorte que “le satanisme et les interventions démoniaques devinrent l'aspect le plus communément rapporté des sociétés non-européennes que les vendeurs d'esclaves rencontraient”.»


Page 364, 365

«D'après l'historien Brian Easlea, cette exagération systématique de la puissance sexuelle des Noirs trahit l'anxiété que les hommes blancs ressentaient vis-à-vis de leur propre sexualité; les hommes blancs de classes supérieures craignaient sans doute la concurrence de peuples qu'ils avaient asservis, qu'ils percevaient comme plus proches de la naturem parce qu'ils se sentaient sexuellement inadaptés du fait d'un contrôle sur eux-mêmes exessif et d'un raisonnement prudent.»


Page 365

«D'autres mobiles étaient à l'oeuvre derrière la chasse aux sorcières. Les accusations de sorcellerie servaient souvent à punir les attaques sur la propriété, essentiellement des vols, qui augmentèrent fortement aux 16e et 17e siècles, à la suite de la privatisation croissante de la terre et de l'agriculture.»


Page 366

«Historiquement, la sorcière faisait office, dans le village, de sage-femme, de médecin, de voyante ou d'enchanteresse, et avait une compétence particulière (comme l'écrit Burckhardt au sujet des sorcières italiennes.) en matière amoureuse.»


Page 368

«Avec la persécution des guérisseuses populaires, les femmes furent dépossédées d'un patrimoine de savoir empirique, concernant les plantes et remèdes, qu'elles avaient accumulés et transmis de génération en génération, perte qui ouvrit la voie à une nouvelle forme d'enclosure. Ce fut l'avènement de la médecine professionnelle, qui érigea en face des “classes inférieures” un mur de connaissances scientifiques incontestables, inabordables et étrangères, malgré leurs prétentions curatives.»


Page 373

«Ainsi, paradoxallment, écrit Parinetto, le diable fonctionna dans la nouvelle science. Tel un huissier, ou bien tel l'agent secret de Dieu, le diable remit de l'ordre dans le monde, le vidant de ses influences concurrentes, et réaffirmant Dieu comme seul souverain. Il consolida tellement le pouvoir de Dieu sur les choses humaines que, en l'espace d'un siècle, avec l'avènement de la physique newtonienne, Dieu pourraient alors prendre congé du monde, satisfait de surveiller de loin ses opérations réglées comme du papier à musique.»

«Le rationalisme et le mécanisme ne furent pas la cause immédiate des persécutions, bien qu'ils aient contribué à créer un monde tourné vers l'exploitation de la nature. La nécessité pour les élites européennes d'éradiquer tout un mode de vie qui, vers la fin du Moyen Âge, menaçait leur pouvoir économique et politique, joua un rôle bien plus important dans l'instigation de la chasse aux sorcières.»


Page 375

«Une fois que le potentiel subversif de la sorcellerie fut anéanti, la pratique de la magie fut même autorisée à continuer. Après que la chasse aux sorcières avait pris fin, beaucoup de femmes continuèrent à gagner leur vie en lisant l'avenir, en vendant des charmes et pratiquant d'autres formes de magie.»


Page 381

«Pour autant, les similarités de traitements auxquels ont été sujettes les populations d'Europe et des Amériques sont suffisamment fortes pour démontrer, d'une part, l'existence d'une logique unifiée qui a gouverné le développement du capitalisme et, d'autre part, le caractère structurel des atrocités perpétrées au cours de ce processus. L'extension de la chasse aux sorcières aux colonies américaines en est un exemple frappant.»


Page 384

«Cette définition des populations américaines aborigènes comme cannibales, adorateurs du diable et sodomites est venue appuyer le récit d'une conquête qui n'est alors plus celle de la quête éhontée de l'or et de l'argent, mais celle d'une mission de conversion. C'est un tel récit qui a permis à la couronne espagnole d'obtenir en 1508 la bénédiction du pape et avec elle une autorité totale sur l'Église en Amérique.»


Page 386

«Au fur et à mesure de l'avancée de la conquête, aucune concession ne sera faite. Car imposer son pouvoir à d'autres peuples n'est réalisable qu'en les dépréciant au point de proscrire totalement la possibilité de leur identité.»


Page 403

«Les femmes devinrent les ennemis de la domination coloniale. Elles refusèrent d'aller à la messe, de baptiser leurs enfants ou de coopérer de quelques manières que ce soit avec les autorités coloniales et les prêtres. Dans les Andes, certaines se suicidèrent et tuèrent leurs fils, probablement pour leur éviter de finir à la mine, mais aussi vraisemblablement par dégoût des mauvais traitements que leur infligeaient les hommes de leur famille.»


Page 408

«C'est donc depuis le Nouveau Monde, que les missionnaires ont décrit comme “la terre du diable”, que les États européens ont ainsi importé et adopté l'extermination comme stratégie politique, stratégie qui a vraisemblablement inspiré le massacre des Huguenots et la massification des chasses aux sorcières dans les dernières décennies du 16e siècle.»


Page 409

«Mais sa contribution principale consiste à élargir notre compréhension du caractère mondial du développement capitaliste. Cela nous permet de voir qu'au 16e siècle, une classe dirigeante s'est formée en Europe et qu'elle était en tous points impliquée dans la formation d'un prolétariat mondial. En tous points, c'est-à-dire pratiquement, politiquement et idéologiquement. C'est un savoir élaboré à l'échelle internationale qui a permis d'asseoir ses modèles de domination.»


Page 417

«Mais si l'on tire les leçons du passé, on réalise que la réapparition des chasses aux sorcières dans de nombreuses parties du monde au cours des années 1980 et 1990 est un signe évident du processus d'accumulation primitive. Cela signifie que la privatisation de la terre et des ressources communales, la paupérisation des masses, le pillage et la discorde dans des communautés qui étaient unies sont à nouveau au programme à l'échelle mondiale.»